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« Copier d'après les grands maîtres »  

 

2- Recension de : Didier Martens, « De saint Luc peignant la Vierge à la copie des Maîtres : la ‘norme en acte’ dans la peinture flamande des XVe et XVIe siècles », Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art / Belgisch Tijdschrift voor Oudheidkunde en Kunstgeschiedenis, 2005, n° LXXIV, p. 3-50.

 

Copier d’après les grands maîtres : la fortune de Rogier van der Weyden – 2

 

Au contraire des traités esthétiques de Ghiberti, d’Alberti ou du Filarète, modèle de l’artiste théoricien, il ne semble pas y avoir dans l’art du Nord avant le milieu du XVIe siècle (Karel van Mander, Rubens) de discours théorique sur les arts qui dépasse le niveau du recueil technique ou du règlement de métier. L’interprétation habituelle voudrait que cette lacune résultât de la survivance d’une conception artisanale de l’activité artistique. Didier Martens en a proposé une interprétation tout à fait différente dans une leçon donnée en 2003 devant l’Université libre de Bruxelles dans le cadre du cycle « Normes, autorités, transgressions », leçon reprise dans un important article de la Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art. Loin que la peinture flamande ait été dépourvue d’une norme explicite, il reconnaît dans les représentations alors en vogue de Saint Luc peignant la Vierge les éléments d’un discours esthétique par l’image.

 

Si l’on ne peut suivre l’auteur lorsqu’il affirme que le sujet « est quasi absent de l’art italien avant le XVIe siècle » – l’exemple du superbe saint Luc de Michelino da Besozzo dans le livre de prières Bodmer (New York, Pierpont Morgan Library, M 944, fol. 75v) prouve assez le contraire – il n’en demeure pas moins qu’il fut particulièrement en faveur dans la peinture flamande où il constitue un véritable plaidoyer pour la dignité du métier de peintre. Dans ces œuvres souvent destinées à une chapelle de leur guilde, les peintres se représentent dans l’intimité de la Sainte Famille, dans un intérieur contemporain non dépourvu de luxe. Martens y voit une manière d’Art poétique illustré dans lequel le Maître inscrit les principes de son art : travail sur le modèle vivant (la Vierge posant souligne bien sûr la vérité de l’effigie offerte à la dévotion), importance du dessin et, à partir de 1500, inspiration antiquisante.

 

Le développement de la copie à la fin du XVe siècle a longtemps été interprété par l’historiographie de manière très négative, le culte romantique rendu à l’originalité du génie aidant. Signe de la paresse d’un petit maître ou de la décadence de l’art, telle était perçue la copie. Dans les années 1960, le restaurateur et historien de l’art Paul Philippot s’était déjà élevé contre cette idée courte : la copie, « prise de conscience de l’image comme image », devait être la condition d’une valorisation esthétique de la forme et d’une culture figurative consciente d’elle-même. Martens reprend le propos à son compte et l’étaye d’exemples probants. Il note en particulier la coïncidence des peintres illustres cités dans le Pictorum effigies de Lampson (1572) ou dans la Couronne margaritique de Jean Lemaire de Belges (1504-1505) avec les maîtres les plus copiés : Jean van Eyck, Rogier van der Weyden, Dirk Bouts, Hugo van der Goes et Hans Memling.

 

A travers les tableaux reproduits par les copistes se dessine ainsi un canon implicite de la peinture flamande des années 1480-1550 : « en copiant, ils ont en effet défini de manière à la fois concrète et précise un ensemble de noms et d’œuvres exemplaires », remontant pour les plus anciennes d’entre elles aux années 1420-1430, qui se trouvent transformées en « icônes artistiques » (p. 12-14). Il est significatif que les œuvres copiées l’aient été à maintes reprises. Ces images associées à de grands noms, diffusées et popularisées par les reproductions, prenaient alors valeur de références.

 

D. Martens examine ensuite les altérations du modèle, souvent actualisé, normalisé ou édulcoré dans ses copies. Ces altérations mêmes dénotent la norme « en acte », les références du passé étant utilisées, voire détournées, pour asseoir l’esthétique nouvelle du XVIe siècle. Toujours est-il que, si elle ne fut pas théorisée par l’écrit à l’instar des Italiens, la peinture flamande répondait bien à une esthétique consciente, une esthétique incarnée dans l’image de saint Luc et les œuvres des grands maîtres qu’elle se donnait pour modèles.

 

I. Villela-Petit dans le Bulletin Monumental, 2007-3, rubrique « Chronique », p. 302-303.

 

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1- Recension de : Amy Powell, « The errant Image : Rogier van der Weyden’s Deposition from the Cross and its Copies », Art History - Journal of the Association of Art Historians, septembre 2006, p. 540-562.

 

Copier d’après les grands maîtres : la fortune de Rogier van der Weyden – 1

 

La pratique de la copie par les émules des grands maîtres fait désormais l’objet d’un intérêt soutenu des historiens de l’art. Parmi les publications récentes, l’article d’Amy Powell dans Art History reprend les conclusions d’une thèse de doctorat consacrée à la célèbre Déposition de croix de Rogier van der Weyden, aujourd’hui au Musée du Prado à Madrid.

 

L’auteur s’est d’abord attachée à suivre les localisations successives du retable depuis l’autel majeur de la chapelle de la guilde des arbalétriers de Louvain, pour lequel il fut peint vers 1430-1435, jusqu’aux collections madrilènes. S’il ne reste rien de cette chapelle Notre-Dame-hors-les-murs (« Onze Lieve Vrouw van Ginderbuiten ») édifiée en 1373, qui fut détruite après les confiscations révolutionnaires de 1798, un dessin du XVIIe siècle à la Bibliothèque royale de Belgique témoigne de l’aspect originel de l’édifice. La Déposition ne resta guère plus d’un siècle en place puisque dès 1548 Marie de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, se la faisait remettre pour la chapelle de son château de Binche, près de Bruxelles. Vingt ans plus tard, elle était en possession de Philippe II à Madrid et sera ensuite installée au monastère de l’Escurial. Cependant, chacune des étapes de cette errance donna lieu à la réalisation d’une ou plusieurs copies, les déplacements mêmes de l’œuvre étant la cause directe de plusieurs d’entre elles puisqu’il s’agissait de laisser en son lieu et place sur l’autel délaissé une reproduction fidèle qui se substituait à l’original tout en perpétuant sa composition. C’est ainsi au regard des copies que la notion d’original prend sens : « the copy differentiates and grades the authenticity of the original and at the same time threatens to rob it of its singularity » (p. 549).

 

Si la Déposition de Rogier van der Weyden acquit une célébrité immédiate – elle est copiée dès 1443 au panneau central du triptyque Edelheer, – celle-ci ne semble pas avoir été particulièrement attachée au nom de son auteur, mais à ses qualités esthétiques et religieuses intrinsèques. C’est du moins ce que suggère à A. Powell l’examen des désignations successives du retable dans les inventaires, les marchés de peinture, et les mémoires des conseillers de Philippe II d’Espagne qui accompagnèrent le souverain dans sa visite au château de Binche en 1549. Le peintre du meilleur tableau du monde, « divina pintura », n’est nulle part associé à cette œuvre-ci avant la gravure de Cornelis Cort publiée par Hieronymus Cock en 1565, qui la reproduit inversée avec la mention : M. Rogerii Belgiae inventum ; puis la série posthume du même Cock des Pictorum aliquot celebrium Germaniae inferioris effigies comprenant 23 portraits d’artistes flamands assortis de poèmes de Dominicus Lampsonius. Il semblerait donc que l’apparition de reproductions en estampe ait eu un rôle à jouer dans la mise en relation explicite de la composition et de son auteur, et dans l’exaltation de l’artiste à travers son œuvre... ou les copies de celle-ci. Toujours est-il que l’on passe progressivement d’un retable désigné par son lieu d’origine, la chapelle des arbalétriers de Louvain, à une œuvre d’art désignée par le nom du peintre : « la Déposition de maître Roger », avec toute l’ambiguïté que ces désignations recouvrent l’une et l’autre du fait de la multiplication des copies. C’est une copie que la chapelle de Louvain abritait désormais. Quant à l’inventio rogérienne, elle pouvait renvoyer tout aussi bien à l’original qu’à la composition type tant de fois reproduite et gravée.

 

I. Villela-Petit dans le Bulletin Monumental, 2007-3, rubrique « Chronique », p. 302-303.

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