« L'autre perspective »
Dans la biographie qu’il consacre à Filippo Brunelleschi, Antonio Manetti attribue à l’architecte florentin l’invention de la perspective. Le Filarète, dans son Trattato di architectura, et Vasari, dans les Vite de’piu eccellenti pittori, scultori e architettori, font de même. Ce « moment inaugural de la perspective », pour reprendre l’expression d’Hubert Damisch dans L’Origine de la perspective, coïncide avec les deux expériences réalisées par Brunelleschi à Florence entre 1415 et 1425, quelques années avant la codification du procédé dans le De Pictura de Leon Battista Alberti (1435). L’histoire est bien connue de ces panneaux peints qui servirent à la démonstration et passent de ce fait pour un manifeste qui devait changer le cours de l’Art occidental, « l’acte de naissance de la Renaissance ». Il nous suffit de rappeler que le premier tableau représentait le baptistère San Giovanni de Florence tel qu’on peut le voir de la porte principale du Dôme qui lui fait face. Ce petit panneau était percé en son centre en sorte qu’un spectateur placé derrière lui pût, avec l’aide d’un miroir, voir le côté peint à travers l’oculus. Pour être tout à fait efficace, la démonstration en manière de boîte optique devait être réalisée in situ , devant le baptistère, pour que le spectateur pût vérifier l’exactitude de la représentation en contemplant le monument lui-même. Ce serait là la première occurrence en peinture d’une construction illusionniste, sans doute obtenue par la projection des lignes de l’architecture sur la surface plane du panneau au moyen de ce qu’il est convenu de nommer perspective linéaire.
Cependant, un détail de ce procédé retiendra tout particulièrement notre attention : sur le panneau florentin, seule l’architecture était représentée en perspective. Quant au fond de ciel au-dessus, sa surface était recouverte de feuilles d’argent polies comme un miroir de façon à refléter le ciel réel. En d’autres termes, Brunelleschi avait renoncé à peindre le ciel. Manetti, rappelant l’expérience, le dit avec poésie : où le ciel aurait dû être peint, passent les nuages poussés par le vent, reflétés par la surface argentée. [...]
I. Villela-Petit, « L’autre perspective : couleur et représentation de l’espace à la fin du Moyen âge », dans la Revue de l’Art, 2016, n° 193, p. 17-25.